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« L'oubli. Voilà un mot que tout le monde emploie, que personne ne comprend. Un mot qui veut dire beaucoup pour certains, qui n'est qu'une notion pour d'autres. On veut tous oublier à un moment donné. Oublier qu'on est amoureux, pour éviter d'en souffrir, oublier qu'on est malheureux, oublier toute notre vie. Tout le monde veut oublier. Mais personne ne sait réellement les sentiments qui peuvent nous traverser, quand on oublie enfin. Ce n'est pas drôle. Ce n'est pas reposant. Ce n'est pas bien. Que ce soit un mécanisme de défense de notre esprit, ou seulement la conséquence de la catastrophe que l'on a vécu, ce n'est jamais bon d'oublier. Parce que qui oublie veut se souvenir. Je veux me souvenir. & savoir que je n'y arriverais peut-être jamais, c'est ça qui me tue. »

Catarina reprit son souffle. Son monologue fini, elle observa la femme qui se trouvait devant elle. Fell. Son nom était Fell. Elle ne connaissait même pas son prénom, elle n'avait pas cherché à le connaître. Si elle devait suivre une thérapie, autant confier sa vie à une parfaite inconnue. Connaître son prénom aurait seulement contribué à donner une existence propre à sa personne. La brune ne le voulait pas. Elle préférait l'appeler « ma psychologue », ou « l'inconnue sur la troisième avenue ». C'était bien plus facile de parler, dans ces cas-là. Depuis qu'elle avait quitté l'hôpital, quelques semaines plus tôt, la Van der Bild voyait cette femme, comme si elle allait réussir à lui rendre la mémoire. Elle savait bien que ce n'était pas comme cela qu'elle se souviendrait du comment et du pourquoi, mais elle faisait un effort. Pour sa famille. Du moins, celle qui lui restait. Il n'était maintenant plus temps de parler de son enfance, durant les séances. Elle avait fait l'objet de trois heures intenses, où elle avait raconté en détail ce qu'elle se rappelait. La surprotection de ses frères, qui l'avaient étouffée durant plus de vingt ans, avant de comprendre qu'elle était devenue adulte. L'esprit de famille présent chez elle comme les elfes à Noël. Son non-respect des règles imposées par ses parents et ses professeurs, faisant d'elle le mauvais exemple, celui à ne suivre sous aucun prétexte. Lorsqu'elle avait raconté cela, elle en avait ri, maintenant. Quand elle évoquait les nombreuses prises de bec qui avaient suivi chacune de ses décisions, elle ne pouvait s'empêcher de sourire face à son caractère têtu. Elle avait toujours préféré suivre son instinct. Instinct qui l'avait même menée à New-York, lorsqu'elle avait quinze ans. Elle rêvait à l'époque de devenir célèbre. Comme toutes les jeunes femmes de cet âge sans doute, et avait donc pris la fuite, trouvant un boulot dans une petite épicerie, et vivant comme elle pouvait, dans une chambre miteuse. Les deux mois les plus atroces de sa vie, mais où elle avait appris la chose la plus importante de son existence, sans doute : elle n'était pas faite pour la scène. Pourtant, elle avait essayé mais était arrivée à la conclusion que la guitare resterait un hobby. Son frère était venue la chercher. Jaimie. Et voilà comment, au fil des séances, elle avait été contrainte de parler de son problème. De sa perte de mémoire, de l'ouragan, de tout ça à la fois. Hésitante, elle finit quand même par reprendre la parole.

«  Vous m'avez demandé de vous parler de lui. Jaimie, je veux dire. Je ne peux pas. Parce que je ne sais pas. Je ne sais plus. J'ai été obligée d'accepter le fait que je n'avais pas eu que deux frères, vous savez. Sans les photos et les souvenirs de Klaus & Mayric, jamais je ne me serais souvenue de son existence. Je sais … Je sais que c'est horrible de ma part. Je me sens affreuse. J'ai oublié la personne la plus importante à mes yeux. Celle qui était la plus importante. Vous ne vous doutez pas à quel point c'est déroutant. On m'a raconté … On m'a dit que j'avais essayé de le sauver. On m'a dit qu'on avait été obligé de me sortir de force de là, sinon je mourrais avec lui. Je ne sais pas … Je ne sais pas pourquoi je ne me souviens pas. Mais son nom ne m'évoque rien. Je … Un inconnu. C'est un inconnu. »

Une larme coula sur la joue de Catarina. Elle s'en voulait. Plus qu'elle ne le disait autour d'elle, plus qu'elle ne le faisait croire. Elle s'en voulait énormément. Comment pouvait-elle oublier quelqu'un de sa famille ? Trois mois après l'accident, rien ne lui était revenu, rien du tout.

« J'ai perdu … Beaucoup de choses, ce jour-là. Ma maison. Mes parents. Mon frère. Pourquoi je me rappelle des autres ? Pourquoi je me rappelle des autres et pas de lui ? Je tenais à lui ! On oublie pas comme ça quelqu'un auquel on tient ! »

L'énervement pointait, signe que la crise de larmes n'était pas loin. Pourtant, Fell ne disait toujours rien. Elle la laissait parler, s'extérioriser. Elle détestait cette femme. Pleine d'assurance, toujours silencieuse, ou s'exprimant par monosyllabe, comme si elle n'en avait rien à faire, comme si elle se confiait seulement à son journal intime. Elle la détestait, et pourtant, elle continuait à la voir. Pourtant, elle aurait pu se confier à des tonnes d'autres personnes. Peut-être pas autant. Quelques autres personnes. Mayric & Klaus, pour commencer. Sa famille. La seule qu'il lui restait. Son souffle d'air. Sarafine, ensuite. Une de ses seules amies. Sa plus proche, en vérité. Elles se connaissaient depuis la fac, et depuis la catastrophe, Sara l'aidait du mieux qu'elle pouvait à se reconstruire, ce dont elle lui était extrêmement reconnaissante. Alors pourquoi se confier à une personne qui avait l'air de ne même pas l'écouter ? Peut-être exactement pour cette raison, en réalité.

«  Ce qui est obsédant, dans l'oubli, c'est qu'on passe notre vie à vouloir se rappeler. A vouloir ne pas oublier. A se dire qu'on aurait pas dû le faire. J'ai fait beaucoup de mauvais choix dans ma vie. J'ai toujours choisi les mauvais petits copains, ou copines, j'ai toujours choisi les mauvaises filières d'étude, j'ai toujours décrété que telle situation était mieux qu'une autre. Je n'ai jamais choisi d'oublier. & tous ceux qui savent et qui ne vous connaissent pas vous regarde comme une bête de zoo. Avec pitié et curiosité. Ils veulent poser des questions mais n'osent pas, et ils vous regardent. Le pire, c'est de savoir que vous vous posez sans doute les mêmes questions qu'eux. »

La jeune femme s'essuya brièvement les yeux. Elle s'en voulait d'être aussi faible. Elle ne l'avait pourtant jamais été. Mais les choses changeaient, elle était bien placée pour le savoir. Coupant ses réflexions, l'alarme se mit à sonner, signe que la séance était terminée. La psychologue luit adressa quelques mots, qu'elle n'écouta même pas, puis elle sortit. Elle savait que tout ça n'était qu'artifices. Elle avait perdu tout espoir de se souvenir de celui qu'elle avait perdu depuis des semaines. Mais elle essayait, encore et toujours. Et chaque fois qu'elle sortait de cette salle, son cœur se brisait un peu plus, avant de se reconstruire petits bouts par petits bouts, à force d'optimisme forcé. Avec un soupir, Catarina regarda l'heure, consciente qu'elle devait partir travailler. Sa vie redémarrait maintenant, comme si de rien n'était.